Bordeaux, aux racines d’une crise endémique
« Notre filière est en crise. Nous vivons une succession de coups durs, tant pour notre production que notre commercialisation, avec une accélaration ces trois dernières années. La réalité de la situation, aujourd’hui, est difficile à concevoir : certains d’entre nous sont plongés dans une grande précarité. Ils ne parviennent pas à vendre leur vin, sont confrontés à des coûts de production qui augmentent, se demandent comment rembourser leurs prêts, n’arrivent pas à régler leurs fournisseurs, ne se paient plus depuis des mois, et viennent de récolter de trop maigres volumes », c’est par ces mots que débute une longue lettre signée d’Allan Sichel, le président de l’Interprofession des vins de Bordeaux et de Bernard Farges, le vice-président. Une lettre qui devait être adressée à tous les acteurs de la filière viticole girondine, quelques jours avant la manifestation unitaire des vignerons bordelais, prévue ce mardi 6 décembre devant préfecture et le Conseil Régional, mais qui, finalement, n’a été envoyée qu’aux responsables des ODG.
Dans ce message de quatre pages, les deux représentants de la filière détaillent l’ampleur de la crise qui touche le vignoble bordelais. Un constat qui interpelle par le drame qui se joue actuellement. « Sur les cinq dernières années, nous avons produit en moyenne 4,3 millions d’hectolitres. En 2021, nous n’en avons commercialise´ que quatre. Notre filières dispose donc de 300 000 hectolitres en surproduction, auxquels nous pouvons ajouter, dans le contexte actuel, 200 000 hectolitres vendus a` des prix non rémunérateurs. Nous avançons donc le chiffre de 500 000 hectolitres « en trop », soit l’équivalent de 10 000 hectares de vignes », détaille la lettre.
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30.000 ha à arracher ?
Des chiffres qui révèlent l’ampleur de la crise, mais qui pourrait être pire si Bordeaux n’avait pas enregistré une série de petits millésimes en volume. Car, la moyenne de production décennale se situe plutôt à… 5,2 millions d’hectolitres, sans les épisodes de gel de 2017 et 2021. Ce qui veut dire que le trop plein avoisine les 1,2 hl, par rapport aux capacités réelles de production du vignoble, soit l’équivalent de plus de 20.000 ha de vignes. Cette superficie fera certainement débat, mais elle est aussi à mettre à l’aune des chiffres de commercialisation de Bordeaux depuis deux décennies. Car cette surproduction structurelle prend racine dès les années 1990.
En 1982, le vignoble girondin ne s’étend plus que sur 75.000 ha, suite aux crises pétrolières de la décennie précédente. Mais dans les années 1980, Bordeaux connaît un véritable succès à l’export, notamment aux Etats-Unis, mais aussi en France. Si bien que la production doit suivre. L’aire d’AOC Bordeaux est étendue et passe au cours des années 1990, de 30.000 à 64.000 ha au début des années 2000. Les AOC du Médoc, des Graves et des côtes s’agrandissent également, mais dans une moindre mesure. Ainsi, l’ensemble du vignoble atteint plus de 120.000 ha au début des années 2000. En 1998, l’ensemble de la commercialisation des vins de Bordeaux (toutes AOC confondues) représente près de 7 millions d’hectolitres, cette année-là. Un record… qui ne sera plus jamais égalé, même si en 2012-2013, Bordeaux va connaitre un bref sursaut de ses exportations grâce au marché chinois. Cette croissance du vignoble au cours des années 1990 va installer Bordeaux dans une configuration structurellement excédentaire.
En 2004, Bordeaux en perte de vitesse
En 2004, Bordeaux subit sa première crise du millénaire et est sommé par le ministère de l’Agriculture de mettre en place un outil de régulation de sa production et de développer un axe stratégique qui va s’étendre jusqu’en 2015. En 2006, le ministre de l’Agriculture, Dominique Bussereau nomme le préfet Bernard Pomel comme coordinateur des bassins de production viticole et qui donne lieu au fameux rapport Pomel, dont le sous-titre n’est autre que « Plan national de restructuration de la filière vitivinicole française ». Car Bordeaux n’est pas seul dans cette crise. Les autres régions viticoles pâtissent de la concurrence internationale, sur des marchés exports. Cette période ouvre la voie à une campagne d’arrachage durant trois ans, mais qui connait peu de succès et qui se solde finalement par la suppression de quelques milliers d’hectares. Pas de quoi remettre Bordeaux en ordre de bataille.
Si les vignerons ne sont pas au mieux de leur forme depuis le début des années 2000, le négoce ne se porte pas beaucoup mieux. Et les volumes commercialisés par la place de Bordeaux n’ont cessé de baisser en vingt-cinq ans, passant de 7 millions d’hl en 1998 à 4 millions d’hl en 2021, soit une baisse de plus 40% de la capacité de commercialisation de la place de Bordeaux.
Un négoce en mutation
Cette baisse constante des volumes commercialisés donne à voir une autre lecture. Celle d’une mue profonde du négoce bordelais. Chaque grande région viticole, selon ses spécificités, dispose d’un négoce puissant, présent dans toutes les hiérarchies de vins produits, du générique aux grands vins. En Bourgogne, dans le Rhône, en Languedoc ou même en Champagne ce négoce puissant et structuré permet de tirer l’ensemble de filière. Les grandes maisons de Bourgogne ou du Rhône commercialisent des gammes allant de l’AOC générique aux crus les plus prestigieux. Et si la marque est forte, elle valorise sa production quel que soit la catégorie de vin. Le succès des côtes du Rhône de Guigal en est une belle illustration. Il y a encore vingt ans, à Bordeaux les principales grandes maisons de négoce avaient ce profil de négociant éleveur, comme dans les autres régions : Cordier, Barton & Guestier, Calvet… autant de marques emblématiques qui ont fait le succès de Bordeaux tout au long du XXe siècle, mais qui ont progressivement disparu du paysage.
Au cours de ces vingt dernières années, avec la flambée des prix des grands crus en primeur, un nouveau modèle économique s’est imposé au négoce bordelais. Celui-ci délaissant le métier de négociant éleveur, aux lourdes charges industrielles, pour celui d’un négoce de place, plus léger et beaucoup plus rémunérateur financièrement, basé sur le commerce des grands crus classés. Ce modèle économique, court-termiste mais dynamique, a permis d’ouvrir le marché chinois, par exemple, et d’entrainer avec lui de très gros volumes de vins de Bordeaux vers l’Empire du Milieu. Les crus classés restent le moteur et la vitrine de Bordeaux sur le marché international. Et la place joue pleinement son rôle à l’export, au point d’attirer les prestigieuses marques étrangères qui souhaitent développer leur présence à travers le monde. Mais c’est un modèle économique qui s’appuie sur une rente, celle de l’image des grands crus. Par ailleurs, ce type de négoce immobilise des stocks conséquents et hautement valorisés. Si bien que ces maisons, se concentrent à présent uniquement sur les crus les plus attractifs financièrement, passant de deux cents domaines dans leur catalogue, il y a vingt ans, à une centaine, il y a dix ans et enfin à une cinquantaine à présent, afin de limiter l’impact des stocks sur leur trésorerie et de miser uniquement sur les crus les plus spéculatifs. Un bas de laine qui se réduit comme peau de chagrin, oubliant du même coup un pan entier d’une production qualitative bordelaise, celle des crus bourgeois, des grands crus de Saint-Émilion et des sauternes. Aujourd’hui quelques acteurs incontournables se partage l’essentiel du gâteau des crus classés et une myriade de maisons plus modestes ramassent les miettes.
Où sont les Chapoutier ou Louis Latour bordelais ?
Résultat, le paysage de la place de Bordeaux s’en trouve profondément destructuré, avec d’un côté, ce négoce de crus classés qui concentre toute la valeur, et à l’autre extrémité du spectre de gros faiseurs comme Castel et Grands Chais de France, qui commercialisent de très gros volumes, sur des marques d’entrée de gamme, notamment pour la grande distribution, mais sans véritablement les valoriser. D’autant que ce marché est en pleine décroissance. Entre les deux, c’est presque le néant. De petites maisons de négoce spécialisées sur des marchés de niche ou sur l’export. Mais en ce qui concerne les marques capables de commercialiser de gros volumes en les valorisant. Elles ont disparu. Où sont les Chapoutier, Guigal, Gérard Bertrand, Bouchard et Fils ou Louis Latour du bordelais ? Ils n’existent plus. Quelles sont les marques fortes de Bordeaux capable de produire plusieurs millions de bouteilles de vins, entre 7 et 8 euros, prix public ? Elles ont presque toutes disparu, à part Mouton-Cadet, Ginestet et Dourthes. Mais les volumes représentés par ses marques ne sont plus ceux qu’elles commercialisaient au début des années 2000. Mouton-Cadet, par exemple est passé de 15 millions de bouteilles, à environ 8 millions aujourd’hui.
De leur côté, les coopératives n’ont joué qu’un rôle de régulateur social et économique du vignoble. Proposant de gros volumes à bas prix pour la grande distribution, sans être capables, elles non plus, de valoriser des marques fortes comme peuvent le faire des coopératives puissantes d’autres régions, comme Nicolas Feuillatte en Champagne ou la Chablisienne en Bourgogne, voire Plaimont en Gascogne, alors que la coopération girondine représente près de 50% des volumes produits.
Baisse de 39% en grande distribution
Enfin, Bordeaux, comme les autres grandes régions viticoles, s’est beaucoup appuyé sur la grande distribution française pour assurer la commercialisation de ses vins les plus abordables. Or, Bordeaux a largement perdu de sa superbe, sur ce terrain. Ainsi, selon le CIVB, 57% des vins sont vendus en France via la grande distribution et le hard-discount. Or, en dix ans, les volumes de vins rouges (85% de la production bordelaise) ont baissé de -39% (2011-2021). S’il y a une tendance globale de baisse de la consommation de vins rouges en France, elle est de -28%, hors Bordeaux. Malheureusement Bordeaux reste identifié à une production de rouges.
Dans le courrier qui devait être envoyé à l’ensemble de la filière, la présidence de l’interprofession bat sa coulpe sur l’image des vins de Bordeaux et sur l’adaptation de sa production vis-à-vis des consommateurs. « Nous sommes, depuis quelques années, gravement fragilisés par une déconsommation des vins tranquilles sur nos marchés historiques. Elle est structurelle, et particulièrement visible sur le marche´ français (55% de notre commercialisation) : chaque génération boit moins que la précédente. Ce phénomène s’accélère depuis fin 2021, du fait de l’inflation et des incertitudes économiques, le vin n’étant pas un produit de première nécessité Sur les trois dernières années, les ventes de vins rouges en grande distribution ont recule´ de 15%. Prenons acte de ce constat, et interrogeons-nous : devons-nous continuer a` produire et commercialiser 85% de nos vins en rouge ? Ne devrions-nous pas réfléchir, au sein de nos entreprises, à diversifier notre offre ? »
L’arrachage, la seule solution ?
Cette lettre souligne en creux ce que chacun dans le vignoble constate déjà, Bordeaux doit faire face à une crise profonde.
Et lorsque l’on compare sur vingt ans les superficies viticoles aux volumes commercialisés, le constat est sévère. Entre 2005 et 2022, la superficie totale est passée de 118.000 ha à 108.000 ha, soit une baisse de 9% des surfaces. Alors que dans le même temps, les volumes commercialisés sont passés de 6 millions d’hl à 4 millions d’hl, soit une baisse d’environ 32%. Si le vignoble bordelais devait avoir une production adaptée à sa capacité de commercialisation et sortir de cette spirale structurellement excédentaire, il ne devrait pas dépasser 85 à 90.000 ha.
Le mirage du marché chinois a sans doute retardé l’explosion de cette crise. Mais depuis cinq ans, elle s’est étendue progressivement au-delà des appellations génériques, pour atteindre les vignobles de côtes de Bordeaux, les crus bourgeois, les saint-émilion grands crus et mêmes les vins bios. Bordeaux tangue dangereusement, or, c’est un super tanker à la dérive qu’il faut remettre en ordre de marche. D’autres vignobles ont dû diminuer considérablement leur surface de production pour redresser la barre, comme le Beaujolais qui est passe 23.000 ha à fin des années 1990, à 12.500 ha. Bordeaux peut-il s’exonérer d’un arrachage massif ? Toute la question est de savoir, comment le financer et par qui ? Et l’arrachage est-il la seule solution ? C’est en tout cas ce que réclament les viticulteurs qui vont manifester le 6 décembre prochain dans les rues de Bordeaux, afin d’interpeler les pouvoirs publics.
Aujourd’hui les vignes en friche se multiplient dans les campagnes de Gironde. Ce sont des centaines, peut-être des milliers d’hectares laissés à l’abandon. Ce sont aussi des vignerons qui ne trouvent plus preneur, à l’heure de la retraite, auprès de jeunes vignerons qui désertent. Pourtant Bordeaux ne manque pas d’atouts. La région est en pointe sur les démarches environnementales, sur la recherche en viticulture et en œnologie grâce aux centaines de chercheurs présents à l’ISVV et dans les vignobles. Le style des vins a largement évolué vers un profil plus accessible et séduisant.
L’avenir entre les mains des vignerons
Malheureusement, il demeure une distorsion de l’image entre la perception qu’en ont les consommateurs et ce que Bordeaux donne à voir. Le vignoble semble se battre contre des moulins. Son image largement écornée par les affaires de pesticides, les prix chers de quelques grands bordeaux, pourtant aujourd’hui, bien moins exclusifs que les vins de Bourgogne. La grande majorité des crus classés n’est-elle pas vendue moins de 50 € ?
On ne compte plus les centaines d’initiatives individuelles pour élaborer des vins originaux, identitaires et différents à partir de cépages marginaux ou oubliés, dans des contenants alternatifs et des vins sans sulfites. Des initiatives nées aussi bien chez de petits producteurs que dans des crus classés qui cherchent à se démarquer. La crise a permis à des vignerons de talent de montrer d’autres voies et que Bordeaux ne résume à pas à l’image qu’on veut lui coller. Ces domaines montrent, s’il faut encore le prouver, que Bordeaux est un territoire créatif où le vin de demain se dessine peut-être aussi en terres girondines.
Mais encore faut-il que toutes les composantes de la filière se mettent autour de la table pour dialoguer et porter un regard sans concession sur la situation dans vignoble. Le 6 décembre, les vignerons descendront dans la rue, mais cela suffira-t-il à apaiser les tensions et ne pas sombrer un peu plus ?